Chapitre  3


Ce matin, très tôt, une étrange sensation de tristesse m’a sortie du lit et m’a poussée à errer dans le phare à la recherche de madame Lechêne. Je suis restée à scruter chaque fenêtre un long moment, aspirée par le paysage gris et mouvant des vagues, jusqu’à ce que je comprenne que j’étais moi aussi infectée par ce curieux mal que ma gouvernante appelait : la mélancolie. 


La mélancolie, drôle de bête que celle-là. Si étrange et insaisissable, qu’il m’est presque impossible de la définir. Je vais pourtant m’atteler à cette laborieuse tâche. Dans l’encyclopédie raisonnée des sciences, des arts et des métiers, messieurs Diderot et D’Alembert, pour ne citer qu’eux, considèrent la Mélancolie comme le sentiment habituel de notre imperfection. De notre imperfection ? De quoi pouvaient-ils bien se mêler ces deux là ? Quel audace pouvait exciter leurs deux énormes cerveaux fatigués le jour où ils ont écris de telles âneries ? Quels mauvais champignons avaient-ils donc ingurgité, ce matin-là, avant de tremper leurs plumes dans l’encre noire ? Un lycoperdon ? Un boletus manicus, ou un psilocybe ?

Non, en vérité, la mélancolie est pour moi… un arthropode. Parfaitement : un insecte ! Ou plutôt une nuée d’insectes, de mouches bleues par exemple, parcourant les artères de leur hôte à la recherche du cœur, muscle central où elles formeront un essaim indélogeable. Le froufrou de leurs ailes translucides, et le rythme de leur cité noire, ralentissant les battements de l’organe, et le chatouillant avec délice pour éveiller dans l’âme du contaminé une sensation grisante de temps-arrêté et de bonheur triste. 

Notons que Madame Lechêne avait un rapport très particulier avec sa maladie. Certains soirs, il lui arrivait d’entretenir de longues conversations avec elle. Je ne pouvais la voir, bien entendu, car elle se dissimulait dans la pénombre de sa chambre, mais je l’entendais chuchoter longuement des phrases passionnées, semblables aux prières d’un mourant. Parfois, le lobe de mon oreille honteusement collé à sa porte, je devinais quelques vagues réponses lui parvenir, avant qu’un long silence ne s’instaure, bercé par les lamentations lointaines d’une mouette rieuse. 

Malade ou pas, mélancolique ou non, j’ai faim. Et si Camille ne vient pas d’ici quelques jours, je n’aurai bientôt plus de vivres. Le ciel est bas, lourd, cotonneux et muet, il annonce l’automne et je n’ai aucune envie d’être oubliée par la seule personne qui vient nous voir, ici, au phare. Si tel était le cas, j’ignore ce que je pourrais bien faire. Vous comprenez ? Non, vous ne comprenez pas. Vous vous dites certainement : Voyons, petite tête, il te suffit de mettre ta plus belle robe et de sortir de ce maudit phare pour longer la lagune jusqu’au premier village de pêcheur !  

Cependant, vous ignorez que je ne suis jamais sortie de ce phare. Jamais. Jusqu’à présent, j’avais tout ce dont j’avais besoin ici, ma gouvernante, mes livres, mon cerceau, mon carnet et Camille qui n’a certainement pas son pareil pour venir jouer avec ma maison de poupées. 

Mais si Camille non plus ne revenait pas ? Oserais-je emprunter cet étroit passage, derrière l’horloge comtoise que Madame Lechêne m’avait interdit de visiter, sauf si ! Et ce sont ces mots : un grand malheur s’abattait sur nous. Un grand malheur, à quoi peut bien ressembler un grand malheur ? Devrai-je dès lors considérer la disparition de ma gouvernante comme un grand malheur ? Je ne sais, et pour tout vous dire, je préfère ne pas y penser. D’ailleurs, en parlant de passage, je me souviens qu’hier, j’ai découvert cette trappe, dissimulée sous son lit. Et si nous allions y jeter un coup d’œil ?    
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire